« Un peu de mon corps est passé dans mon texte. » - Montaigne



L’activité d’écrivain est pulsion de mort, et l’écrivain est un être-pour-la-mort. On se dépouille soi-même pour créer d’autres soi-même, que ce soit de la littérature de fiction ou des idées.

Toute littérature est littérature de fiction, de friction. Le lecteur se frotte à l’auteur. Ce dernier doit le démanger. C’est comme dans la tectonique des plaques ; c’est le glissement entre une plaque supérieure et une plaque inférieure qui fait dériver les continents du lecteur et de l’auteur. Et l’on reconnaît que c’est puissant, quand cela donne lieu à des éruptions volcaniques ou des raz-de-marée dans la tête du lecteur.



Certes, le lecteur préfère parfois des mers calmes pour naviguer ; cela est plus propice aux rêves. Il choisira ainsi plutôt d’embarquer à bord de l’Hispaniola avec Jim Hawkins et aller à la recherche d’un trésor bien réel en espèces sonnantes et trébuchantes au lieu de grimper sur le Pequod du capitaine Achab en quête d’une obsession métaphysique.

Quant à l’auteur que je suis, j’invite le lecteur, je le contrains même, à un voyage cauchemardesque et je lui cris : Chassons-la cette maudite baleine blanche !

Ne m’appelez pas Jim Hawkins… Appelez-moi Ishmael !



La sodomie est l’acte sublime par excellence car il vient bousculer les trois monothéismes qui ont sacralisé l’acte sexuel et en ont fait une téléologie en vue de la procréation.

La sodomie incarne la « surprise », un phénomène violent à la dérobée.

Il faut prendre le lecteur par derrière et la lui mettre bien profond.


Monday 26 March 2012

Merah ou le théorème d’incomplétude

     Quand j’ai travaillé sur mon mémoire sur le droit pénal international, j’ai eu à parcourir les minutes des procès de Nuremberg et de Tokyo, lire les entretiens qu’ont donnés certains tortionnaires de l’armée français en Algérie, visiter des sites internet qui relataient les massacres de l’armée américaine au Vietnam (notamment celui de Mỹ Lai en mars 1968). L’étudiant de demain qui devra faire sa thèse sur le terrorisme par exemple, qui aura l’imprudence d’aller sur des sites djihadistes pour nourrir son travail de recherche, sera susceptible de tomber sous le coup de la loi, du moins est-ce le souhait qu’a formulé Nicolas Sarkozy au lendemain de la mort de Mohamed Merah.

     Non seulement une telle loi serait le parangon d’une loi liberticide, mais en plus, cela aura l’effet inverse du but recherché. En effet, l’interdit, c’est un cliché de le dire mais il n’en demeure pas moins vrai, est fait pour attirer. Le citoyen se demandera tôt ou tard ce que recèlent ces sites pour qu’on le leur interdise l’accès. Quel secret abritent-ils donc ? Ils doivent détenir une vérité bien dangereuse pour que le gouvernement veuille à ce point en pénaliser la consultation.

     La liberté d’expression n’est pas une chose qui peut être en demi-teinte. Elle n’a de sens que si elle est totale et sans aucune entrave. John Milton écrivait dans son Areopagitica : « Donnez-moi la liberté de savoir, de proférer, de débattre librement selon ma conscience, au-dessus de toute autre liberté ». C’était en 1644. Près de 400 ans plus tard, la liberté d’expression, y compris dans les nations occidentales qui en font un aussi grand cas, est loin d’être acquise, quitte à infantiliser la population. Les sites des néo-conservateurs américains, qui ont appelé à une guerre contre l’Irak (guerre illégale selon le droit international) ou qui incitent à une guerre contre l’Iran, ont droit de cité. Et heureusement. Pourtant, les effets sont bien plus désastreux que les discours de quelques excités du Coran. Mais l’islam est un épouvantail que l’on aime agiter en temps de périodes électorales. Pourquoi serait-on en droit d’appeler à la guerre contre l’Orient mais pas à celle contre l’Occident ?

      En outre, si la question était vraiment de combattre les idées qui incitent au racisme et à la haine de l’autre, c’est tous les livres sacrés qu’il faudrait brûler, et pas simplement ceux qui en sont les relais (les sites internet), et à commencer par la Bible. Ainsi, on lit dans le Deutéronome (13:12-18) :

     « Si tu entends dire au sujet de l'une des villes que t'a données pour demeure l'Éternel, ton Dieu: Des gens pervers sont sortis du milieu de toi, et ont séduit les habitants de leur ville en disant: Allons, et servons d'autres dieux ! des dieux que tu ne connais point, tu feras des recherches, tu examineras, tu interrogeras avec soin. La chose est-elle vraie, le fait est-il établi, cette abomination a-t-elle été commise au milieu de toi, alors tu frapperas du tranchant de l'épée les habitants de cette ville, tu la dévoueras par interdit avec tout ce qui s'y trouvera, et tu en passeras le bétail au fil de l'épée. »

    De même, Michel Onfray, dans son Traité d’athéologie écrit que près de deux cent cinquante versets du Coran « justifient et légitiment la guerre sainte (…) » Cette incohérence s’explique par une lâcheté intellectuelle ; distinguer entre bons et mauvais musulmans, entre chrétiens modérés et fondamentalistes, c’est admettre qu’il y a une bonne interprétation de la religion et ainsi la placer sur le même plan que la science. La tolérance est l’ennemi héréditaire de la cohérence.

     Que l’on ne vienne point m’accuser de défendre les sites djihadistes, mais personne ne peut revendiquer le monopole de la vérité, et donc, toutes les sensibilités doivent pouvoir s’exprimer. Je suis un ardent défenseur du droit à l’avortement mais je considère que les « pro-vies » (les mal nommés, puisqu’ils sont souvent pour la peine capitale tout en défendant les droits du nouveau-né) ont également le droit de diffuser leurs idées.

     Mais encore faudrait-il que les liens entre Merah et l’islamisme soient avérés. Il n’a pas justifié ses actes par l’attrait de 72 vierges (le Coran ne mentionne pas le nombre exacte, c’est à la tradition que l’on doit le nombre de 72) auxquels supposément (à lire l’ouvrage d’Ibn Warraq sur le sujet : Virgins? What virgins?) ont droit les martyrs, ni même qu’une voix divine lui ait parlé pour lui dicter ses actes ! Il a seulement évoqué la mort des enfants palestiniens et afghans. En ce sens, ses actes ne relèvent pas du religieux mais du politique. Cela ne les rend pas moins ignobles pour autant, certes, mais de fait, Merah rentre dans la même catégorie que les terroristes de l’IRA qui, par exemple, avaient posé une bombe au quartier général d’un régiment de parachutiste en représailles des événements de Bloody Sunday. On avait point, alors, et à juste titre, blâmé le « catholicisme radical », mais aujourd’hui, on pointe du doigt l’islam radical. Si le fait d’avoir assassiné les militaires peut relever d’un acte de guerre, puisque l’armée française est intervenue en Afghanistan, l’assassinat des trois enfants et de l’enseignant juifs sont l’acte peut-être l’acte d’un désaxé, sans doute d’un psychopathe, plus certainement d’un idéologue jusqu’au-boutiste, mais pourquoi vouloir mettre cela sur le compte d’un lavage de cerveau ? Pour revenir à l’IRA, la Provisional Irish Republican Army avait fait exploser deux bombes dans des pubs en Angleterre à Guildford, tuant quatre militaires et un civil et en blessant soixante-cinq autres. Ils savaient bien que des civils risquaient d’être tués, mais ils ont pensé que c’était le prix à payer pour faire passer leur « message ». Merah est un assassin d’enfant. Comme les autres. Si son cerveau a été lavé, c’est au même titre que ceux qui s’engagent dans une armée régulière ou qui font partie de groupes terroristes « classiques ».

     Cette tragédie (le terme n’est pas neutre, puisqu’au contraire du drame, dans la tragédie, le protagoniste doit faire face à des obstacles extérieurs, à la « forza del destino » comme dirait Verdi, et on pourrait penser que Merah lui aussi, s’est trouvé imbriqué dans une mécanique qui le dépassait) fait se manifester le politique, mais dans ce qu’il a de plus malsain, de plus « florentin » si je peux dire ; ainsi, par exemple, en affirmant suspendre la campagne, les candidats l’ont poursuivie. C’est une sorte d’acte performatif, l’énoncé en lui-même produit des effets. Jamais la « politicophanie » ne s’est autant exprimée que pendant ces événements (on qualifiait la guerre d’Algérie « d’événements » et non de guerre et Merah a sévi le 19 mars, anniversaire des accords d’Evian).

    Carl Schmitt disait, comme beaucoup le savent : « Est souverain celui qui décide de l’état d’exception ». Mais la traduction est souvent un acte de trahison. Il écrit en allemand : « Soverän ist, wer über den Ausnahmezustand entscheidet » ce qui devrait davantage donner la phrase suivante : « Est souverain celui qui décide quel devrait être l’état d’exception. La nuance est importante. Ainsi, dans le cas qui nous concerne, Sarkozy, et d’autres politiques, décident, arbitrairement de qualifier un geste et de lui attribuer une certaine substance et d’en tirer certaines conséquences ; si Merah avait été considéré comme un terroriste « classique », mû par le politique et non le religieux, les retombées n’auraient pas été les mêmes. Pour en rester à Schmitt, sa distinction entre ami/ennemi jette également un éclairage sur les événements. La distinction se fait entre ennemis privés et publics, et en élevant Merah en « ennemi public », en l’incarnation même du danger pour la démocratie, l’État peut s’exprimer dans toute sa « souveraineté » et adopter les mesures qu’il juge nécessaires, liberticides bien entendu, pour combattre cet ennemi.

     Ce n’est pas chez Merah qu’il faut chercher des signes du religieux, mais c’est chez les politiques. La minute de silence qui a été observée, n’est qu’une prière déguisée. L’imposer à des enfants relève d’une volonté fasciste d’un État à dicter à sa population les émotions qu’elle devrait entretenir. Par une gymnastique intellectuelle, on essaie de greffer du religieux sur les actes de Merah et où toute la France « communie » ensemble pour l’âme des défunts. De plus, accepter qu’Israël se mêle ainsi des affaires de la France constitue une aliénation inacceptable de notre souveraineté et une concession des plus troublantes faite à l’État juif. Tout le monde aurait crié au scandale si, mettons, un pays du Maghreb ou l’Arabie Saoudite, sous le prétexte que les militaires tués étaient de confession musulmane (l’étaient-ils vraiment ? Ils étaient peut-être d’origine arabe, mais que peut-on dire de leurs croyances ? Il se peut qu’ils aient été athées) avaient fait des commentaires sur l’affaire. Enfin, quand admettrons-nous qu’une sémantique différente eu égard au racisme dont sont victimes les juifs ne fait que créer du ressentiment chez les autres minorités. Pourquoi parler de « lutte contre le racisme et l’antisémitisme ». Le racisme envers les juifs mérite-t-il une qualification différente ? Supérieure ?

    La grande erreur commise à propos des terroristes, c’est de persister à croire que ne peut devenir un terroriste qu’un jeune qui est « téléguidé » de l’extérieur, dont on aurait lavé le cerveau par une idéologie islamiste ; en séparant les racines du terrorisme islamiste des autres tels que le terrorisme indépendantiste, et en lui donnant un statut particulier, les analystes du contre-terrorisme, pour des raisons de lâcheté intellectuelle afin de ne pas voir s’ébranler tout leur système de valeurs, ouvrent la porte à de nouveaux attentats. De cette même lâcheté découle l’incompréhension des analystes quant aux attaques suicides, puisque le suicide, depuis Thomas d’Aquin, est considéré, au même titre que l’inceste dans les sociétés occidentales, comme étant un tabou, c'est-à-dire quelque chose « d’impropre » - les attaques suicides ne sont que le passage à l’acte d’une idéologie ou valeur qu’adopte tout soldat qui est prêt à donner sa vie pour sa cause ; cette transition entre une potentialité inhérente à tout soldat et sa réalité choisie par certains est intangible et insignifiante ! C’est cet ethnocentrisme qui est le facteur prépondérant dans l’incompréhension du phénomène terroriste. Si le problème est mal cerné, il sera mal combattu. L’endoctrinement est certes un facteur important dans le « rite d’initiation » du terroriste, mais n’est pas le seul ; de plus en plus, l’autonomie intellectuelle prend le pas sur des circonstances extérieures, mais concéder cela, concéder que certains puissent par eux-mêmes s’éveiller à une conscience terroriste serait remettre en cause les fondements des sociétés occidentales et constater qu’il n’existe pas de morale universelle ! La « conscience terroriste » possède le même schéma que toute autre conscience politique, qu’elle soit capitaliste, gauchiste, communiste, etc., lui reconnaître cela, reconnaître sa « normalité » aidera à mieux comprendre le phénomène et ainsi à mieux lutter contre lui. L’impact le plus conséquent du terrorisme n’est pas le nombre de morts qu’il cause ou son danger d’ébranler les régimes occidentaux, mais le danger d’ébranler les valeurs occidentales, parce que le terrorisme met en exergue l’autonomie de l’individu, ses aptitudes à décider en toute conscience de tuer d’autres hommes, et de se tuer lui-même.

     Pour ceux qui seraient allés jusqu’au bout de cet article, ils méritent qu’on leur dévoile son intitulé : « Mérah ou le théorème de l’incomplétude » et l’incongruité qu’il y a à juxtaposer un terroriste à Kurt Gödel, l’un des plus grands mathématiciens du vingtième siècle. Selon le second théorème d’incomplétude qu’il a formulé, la cohérence d'une théorie mathématique suffisamment riche est indécidable (à l'intérieur de cette théorie). C’est sur cette indécidabilité que jouent les politiques : Merah était un islamiste, et le terroriste islamiste diffère du terroriste basque ou irlandais. Tout l’illustre : séjour au Pakistan, références à des enfants palestiniens et un patronyme musulman. Le théorème ne peut être résolu que si l’on sort du système, et ce qu’a tenté de faire cet article.



M. K. Sabir

Thursday 15 September 2011

9/11 : CREDO QUIA ABSURDUM

     Je crois parce que c’est absurde. C’est ce que qu’aurait répondu Saint Augustin quand on lui avait demandé pourquoi il croyait en Dieu. Certains attribuent cette citation à Tertullien. Qu’importe ! le fait demeure qu’il est dans l’essence des gens de « croire » et que toute croyance est absurde. La croyance se distingue de la connaissance dans le fait que cette dernière s’appuie sur un phénomène de réflexion et de déduction alors que la première répond juste à un besoin de confort psychologique. La croyance c’est comme les baffes chez Obélix, qui frappait d’abord les Romains pour ensuite leur poser des questions ; les gens se font des films de certains événements, et essaient ensuite, maladroitement, de raisonner rétrospectivement et trouver des idées qui viendraient appuyer leurs opinions préalablement formées. Mais celles-ci sont de l’ordre de la génération spontanée dont la seule essence est d’exister. Sans aucun contact avec le réel. Nous avons assassiné le réel, comme aurait dit Baudrillard, et l’avons remplacé par du simulacre. Les assassins du réel, de la vérité, ces « aletheicides », ont érigé un temple où des dieux invisibles sont adorés, qui portent les doux noms de « démocratie », « droits de l’homme », « liberté » ou encore « laïcité », dieux qui ont comme prophète Platon et comme grand-prêtre saint Paul, et où tous ceux qui pensent différemment sont des « barbares ». Nous sommes ainsi revenus à l’époque romaine, le panache en moins.
     Dix ans déjà que deux avions de ligne sont venus s’écraser dans des gratte-ciels new-yorkais. Tous ceux qui surfent sur internet faisant croire qu’ils font des recherches professionnelles alors que la majeure partie du temps ils le passent sur Facebook, sur des sites pornographiques ou des jeux en ligne ont, à un moment ou un autre, rencontré ce que l’on qualifie couramment de « théories du complot ». D’aucuns prétendent en effet que les attentats du 11 septembre ont été orchestrés par les États-Unis même. Bien d’autres théories conspirationnistes gravitent autour de cet événement, mais pour les besoins de cette démonstration nous nous cantonnerons à celle qui vient d’être énoncée. Mon avis personnel (en fait il n’était pas nécessaire d’ajouter « personnel » puisque tous les avis le sont, surtout quand ils sont précédés d’un pronom possessif) c’est que les attentats ont été perpétrés par Al-Qaïda, sans que les États-Unis y soient pour quelque chose. Je pense cependant que l’Amérique en a bien profité, tout comme Israël a profité du nazisme sans quoi l’État hébreu n’aurait pas pu voir le jour en Palestine, et je pense surtout que je peux avoir tort ; que si les États-Unis n’y sont pour rien, ils auraient pu, étant donné leurs antécédents, manigancé tout ça eux-mêmes. Après tout, ils ont bien menti pour pouvoir envahir l’Irak ! Je demeure donc ouvert sur la question, et je conçois que certaines personnes puissent penser différemment de moi, et le jour où l’on m’apportera la preuve que j’ai tort, je serais enclin à changer d’avis.
    Cependant, pour que cette preuve soit apportée, encore faut-il pouvoir débattre librement de la question. Certains sujets sont « black-listés » médiatiquement. On ne peut pas dire par exemple que le réchauffement climatique n’existe pas ou même, s’il existe bien, qu’il ne soit pas le fait de l’homme. Et surtout, on ne peut pas dire ouvertement : « Non ! je ne crois pas à la version officielle sur les attentats du World Trade Center ». Il est vrai qu’il existe un fort faisceau de présomptions allant dans le sens de la version officielle, et qu’il n’existe aucune preuve flagrante qui viendrait appuyer les dires des « conspirationnistes » ; mais comme on le sait, l’absence de preuve n’est pas une preuve d’absence, et certaines zones d’ombre planent encore. Mais surtout, comme il a été souligné plus haut, il n’existe aucune raison de croire un État, ou une personne en générale. Comme savent tous ceux qui ont déjà regardé la série américaine Dr. House : tout le monde ment. Mais comme j’ai peur que de prendre comme référence un médecin imaginaire, misanthrope et cynique ne soit pas considéré comme très sérieux pour ce qui concerne une analyse d’attentats « terroristes » (tout comme le barbare c’est toujours l’autre, le terroriste aussi ne peut être que l’autre. De même, on est toujours le con de quelqu’un ou le terroriste de quelqu’un), je convoquerai Foucault à la discussion.
     L’auteur de L’archéologie du savoir et de L’Histoire de la sexualité nous parle de la « Paresia ». Sans entrer dans de doctes commentaires, il suffit de dire que pour Foucault, mais c’est là simplifier je le concède, c’est le courage de se mettre en danger par la parole. Ainsi, un étudiant qui aurait triché à ses examens et qui l’avouerait serait dans une telle situation, ou encore un conjoint infidèle qui confesserait son adultère à son époux sachant que celui-ci peut le quitter. Ce n’est que dans ce genre de situation que l’on peut prendre pour argent comptant la parole de quelqu’un : uniquement si cette parole peut vous nuire. Mais si un politicien vient dire au peuple, par exemple : « Je n’ai rien à voir avec des emplois fictifs » ou « Nous ne sommes pour rien dans ces attentats, les responsables, c’est ‘eux’ », quelle raison a-t-on de les croire, car, eurent-ils été responsables, l’auraient-ils admis ? La réponse est bien entendu non ; il est donc normal, voire logique, de douter de la parole de quiconque qui dirait quoi que soit qui jouerait en sa faveur.
    Mais le plus aberrant reste à venir. Les mêmes personnes qui refusent la parole aux conspirationnistes donnent souvent une libre antenne à des gens qui professent une chose encore plus improbable que celle qui veut que les États-Unis soient à l’origine de ces attentats. En effet, alors qu’on ostracise celui qui osera dire « Tiens ! c’est bizarre que de telles tours s’effondrent uniquement parce que des avions les auront percutées » on laisse s’exprimer quelqu’un qui dira : « God bless America », alors qu’il y a davantage de chance pour qu’il y ait effectivement un complot autour du 11 septembre que de probabilités pour que Dieu existe. Toute la pensée occidentale des deux derniers siècles est orientée vers une sortie de la religion, et la philosophie des 2500 dernières années devrait nous encourager à raisonner plutôt qu’à « croire » ; toutefois, retransmettre des messes à la télévision où l’on parle d’un gars qui aurait changé l’eau en vin est acceptable, mais daignez mettre en doute la version officielle fournie par un État colonisateur, amoral et qui a déjà menti au monde entier comme à son propre peuple, et vous êtes un paria, un idiot, un danger pour la démocratie !
     Ground Zero est devenu, comme dirait Mircea Eliade, un Axis Mundi, un  lieu hiérophanique par excellence ou le « sacré se manifeste » ; cette irruption du sacré créé un point fixe où gravite toutes les valeurs. De même qu’on pensait que le soleil tournait autour de la terre, on pense aujourd’hui que la morale tourne autour de Ground Zero. En somme, nous sommes revenus à avant Galilée. La vérité est que les images des avions s’écrasant dans les tours jumelles ont été le prétexte à une guerre que non seulement les néo-conservateurs désiraient (pendant la présidence de Clinton, Perle avait envoyait une lettre à ce dernier l’enjoignant de renverser Saddam Hussein et d’envahir l’Irak) mais dont l’Amérique, en tant qu’entité, avait besoin. Déjà, le citoyen Hearst pratiquait le Storytelling ! Et cette pratique est plus que jamais de mise après le 11 septembre, Bush demandant à Fox News : Dessine-moi une guerre !
     Après ces attentats, une vision eschatologique et théologique se dessine, mais qui était déjà en germe depuis la guerre froide, sous la forme du discours de G. W. Bush lors de son « State of Union address » en 2002 ; en effet, ce jour-là, il parle de « l’axe du mal ».  Cette expression que l’on doit au néo-conservateur David Frum devait d’abord être « axe de la haine » mais Bush l’a changé en « axe du mal » afin de faire écho aux « puissances de l’axe » que constituaient l’Allemagne, l’Italie, et le Japon pendant la guerre 39-45 (les anciens égyptiens expliquaient les mythes par des jeux de mots- aujourd’hui, les jeux de mots servent à expliquer les guerres, à les bricoler. Plus que jamais, Barthes a raison : la langue est fasciste)… Déjà, Truman désignait l’Union Soviétique de puissance du mal ; on peut ainsi constater un fort référent historique et religieux dans une telle expression !
     Mais l’énonciation « Axe du mal » est une phrase performative. Elle donne aux pays qu’elle désigne un statut nouveau, à la fois aux yeux de ladite communauté internationale, mais aussi pour eux-mêmes, qui se posent de facto en opposition à celui qui les a rangés dans cette catégorie.
     Bush déclare au Congrès le 20 septembre 2001 : ceux qui ne sont pas avec les Américains sont contre EUX ; mais il ne faut pas tomber ici dans le piège inverse, et adopter une vision manichéenne, en faisant des Américains, les méchants, voulant être le loup dans le poulailler moyen-oriental ; mais c’est presque une raison déterministe qui fera que ce sera ainsi ! Un vide tend toujours à se combler ; et comme le dit Hérodote, jamais aucun État qui a eu en sa possession les pleins pouvoirs n’a pas utilisé pleinement ces pouvoirs ! Une puissance est tout le temps utilisée de manière maximale, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien, ce qui permet dès lors la chute d’anciens empires et la naissance de nouveaux.
     On se plait à croire que les motivations de Bin Laden étaient religieuses et non pas politiques, alors qu’il se trouvait juste, accidentellement si on peut dire, être musulman (on ne vas pas discuter de ce que c’est qu’être un bon musulman, sans quoi ce serait essentialiser la religion et pire, la légitimer) ; George Bush évoquait bien Dieu dans ses discours, on ne va cependant pas mettre l’invasion de l’Irak sur le dos du petit Jésus. On se complait à penser que le « terroriste islamiste », ce croque-mitaine post-moderne, est différent du terroriste de l’IRA ou de l’ETA et on s’interroge alors sur ce qui peut bien se passer dans son cerveau, tandis qu’on trouve normal que des jeunes de dix-huit ans rejoignent les Marines et aillent combattre dans un pays qu’ils n’arrivent même pas à situer sur une carte, et tuer des gens dont ils ne savent rien. On fulmine contre le racisme, on trouve qu’il n’y a rien de plus détestable, on abhorre un créateur de mode qui a tenu des propos antisémites, mais on pleure toutes les larmes de son corps sur les victimes américaines de ces attentats et on fait gentiment abstraction des victimes des Américains en Afghanistan et en Irak. On ne connait que ce que l’on re-connait ! Enfin, on a beau condamner la peine de mort, mais l’assassinat, c’est-à-dire l’homicide avec préméditation, de Bin Laden n’est pas pour choquer grand monde. De même que les drones qui assassinent les Talibans alors qu’on crierait au fascisme si la police nationale tirait à la lance-roquette sur une maison qui abriterait des braqueurs de banques ou même de supposés meurtriers. Ce qui est immoral chez nous l’est moins sous d’autres cieux. Wagner débutait son Parsifal par : « Allons dormeurs, réveillez-vous ! »
     À l’heure où l’on se contente de comprendre Hegel à travers l’analyse de Kojève qu’en font un Fukuyama ou un Huntington, lui-même disciple de Leo Strauss (détracteur de Nietzsche et grand pourfendeur du relativisme culturel), et qui nous a rebattu les oreilles d’un prétendu « Choc des civilisations », il serait bienvenu de relire, ou de lire pour la plupart, John Stuart Mill et son magnifique et ô combien moderne essai On Liberty, où l’utilitariste britannique, bien avant la Cour Suprême américaine, chante les louanges de la liberté d’expression, la seule qui différencie le civilisé du barbare. Il y a la « liberté », celle que les gens croient posséder parce qu’ils ont la possibilité de voter et de se faire asservir, cette sensuelle « servitude volontaire » dans les bras de laquelle nous aimons nous abandonner, et puis, il y a ce que Rimbaud appelait la « liberté libre », cette liberté si dangereuse car elle nous fait côtoyer « l’autre ». Mais comme le rappelle Hölderlin : là où est le danger est aussi ce qui sauve.

M. K. Sabir

Friday 1 April 2011

Apocalypse Now, de Francis Ford Coppola

Selon Godard, seul un roman médiocre peut permettre une bonne adaptation cinématographique… beaucoup d’exemples viennent le contredire. Pensons, entre autres à l’adaptation que fit Kubrick du Lolita de Nabokov ou encore du Barry Lyndon de Thackeray. Souvenons-nous aussi de Madame Bovary que Chabrol porta à l’écran ou même au Blade Runner de P. K. Dick que Ridley Scott adapta magnifiquement.

Mais la meilleure adaptation cinématographique à ce jour d’une œuvre littéraire reste celle, très libre, de Coppola d’après le chef-d’œuvre de Conrad, Heart of Darkness, et qui lui valu la Palme d’or à Cannes en 1979.
    
Tous ceux qui ont vu le film, même s’ils n’ont pas tous compris à l’histoire, se rappellent au moins quelques scènes d’anthologie.
La première, c’est le début, sur fond de This is the end des Doors, où le bruit du ventilateur de plafond se confond avec celui des rotors.
La deuxième, c’est la « guerre psychologique » déclenchée par le Lieutenant Colonel Bill Kilgore (Robert Duvall), quand il met La chevauchée des Valkyries à fond lors de l’attaque des hélicoptères.
La troisième, c’est quand ce même Bill Kilgore (amalgame de ‘kill’ et de ‘gore’) dit aimer sentir l’odeur du napalm au petit matin.
La dernière, enfin, c’est la rencontre entre le Capitaine Willard (Martin Sheen) et le Colonel Kurtz (Brando dans son plus grand rôle) et que celui-ci déclare : « Nous devons les tuer. Nous devons les incinérer. Porc après porc. Vache après vache. Village après village. Armée après armée, et ils me traitent d'assassin ! Comment dit-on lorsque des assassins accusent un assassin ? »

Quand Willard remonte le fleuve pour aller vers Kurtz, c’est en même temps sa propre psychologie qu’il remonte… à rebours. C’est une plongée dans l’innommable et dans l’absurde. Absurde, parce qu’il est chargé par ceux-là mêmes qui mènent une guerre où l’on assassine, torture et viole des civils de retrouver et d’exécuter un officier dont les méthodes sont considérées comme immorales. C’est l’hypocrisie à son apogée. Seuls ont le droit de tuer ceux qui ont été dûment accrédités par la hiérarchie. Ce n’est pas le fait qu’il se prenne pour un Dieu qui dérange les autorités, c’est le fait qu’il se soit rebellé contre ses supérieurs.

Apocalypse Now a ceci de bouleversant, tout comme l’ouvrage de Conrad, qu’il nous met face à nos propres limites morales. Il nous confronte à l’envers de notre psychologie. La guerre est ce moment « privilégié » où l’on se découvre, où tout est permis du moment où l’on porte un uniforme, et en s’affranchissant de cette morale militaire et en revêtant une morale absolue qui est celle du ‘surhomme’, Kurtz nous prévient : Vous aussi, vous en êtes capables !

Tout comme Impitoyable de Eastwood n’est pas un western, Apocalypse Now n’est pas un film de guerre. La guerre n’est là qu’en toile de fond pour montrer comment des hommes ordinaires, confrontés à des situations extraordinaires, se transforment pour basculer dans l’horreur ! L’horreur ! Comment, quand on regarde au fond des abymes, les abymes aussi regardent au fond de nous.

L’Exorciste, de William Friedkin

Il est plus excitant de regarder des pornos amateurs que des films érotiques réalisés par des professionnels ! Où est-ce que je veux en venir, devez-vous vous demander, puisque je suis censé parlé de films d’horreur et non de cul ?
Eh bien ! c’est tout simple, ce qui est proche de nous nous affecte plus ! C’est presque une lapalissade que de le dire.
Dans des films érotiques amateurs, on se dit que ça peut être notre voisine, ou la collègue du bureau, ce qui emballe davantage l’imagination puisqu’il nous serait peu accessible d’approcher une véritable star de l’industrie du X. Et puis, les maladresses du film amateur nous renvoient aux nôtres propres. La maison dans laquelle le tournage se déroule pourrait être notre maison, et ainsi de suite.
Bref, il y un phénomène d’identification qui se produit, ou, pour parler en langage aristotélicien, de mimesis.

C’est ce qui se passe dans le film de William Friedkin. Ça fait peur parce que ça pourrait nous arriver !

Le succès du film est dû à sa « proximité ». Il ne s’agit pas d’un monstre dans un vaisseau spatial, ni d’un gars avec une tronçonneuse ou encore d’un mutant venu d’une autre planète. Le film parle d’une jeune fille normale, dans une famille normale, dans des situations normales… à qui il arrive des choses paranormales.

Et on flippe davantage quand on sait que le film s’inspire d’une histoire vraie !

Déjà, le film s’ouvre sur une scène en Irak, et la première chose que l’on entend, c’est l’appel à la prière du muezzin. Ainsi, nous rencontrons une première religion, l’Islam. Le père Merrin (interprété par le magnifique Max Von Sydow, qui avait déjà touché au paranormal avec Le Septième sceau d’Ingmar Bergman) fait des fouilles sur le site archéologique de Hatra, près de Ninive. Il y découvre la statue d’une ancienne divinité assyrienne, Pazuzu. La deuxième religion à laquelle nous faisons face est la religion babylonienne. Au même moment, le père Karras, à Washington D.C. doute de sa foi. Et c’est au tour du catholicisme de faire son apparition.

Ce que le réalisateur veut nous faire comprendre par cette introduction, c’est que le mal est intemporel et universel, qu’il traverse toutes les religions, tous les lieux et toutes les époques.

Le film résiste au passage des années. Plusieurs générations font les mêmes cauchemars après avoir visionné le film.

Le film ne contient aucun « message », ce qui est le propre d’un grand film. Il produit des effets sur le spectateur, il le bouscule et l’interroge.

Souvent imité, mais toujours inimitable, ce chef-d’œuvre du réalisateur de French Connection est à voir et à revoir… pour la simple et bonne raison qu’il remplit sa fonction de film d’horreur : IL FAIT PEUR !

Darwin à Maurice

Le 9 mai 1836, Charles Darwin, à bord du HMS Beagle quitte Port-Louis.

Il est assez paradoxal qu’un pays comme le nôtre qui, à sa manière, a contribué à la naissance de la théorie de l’évolution, soit aussi pétrie de pensée religieuse et si rétive à admettre que la place de l’homme sur terre n’a rien d’exceptionnelle et que ce n’est pas une puissance supérieure qui nous a fait tel que nous sommes, mais bien plutôt la sélection naturelle.

Dieu a fait l’homme à son image… ce à quoi Prévert répond : dans ce cas, l’exhibitionniste lui rend hommage !

Parfois, certains hommes naissent, non pour réconforter l’humanité, mais pour lui faire mal, lui causer des blessures, dont les plus sérieuses sont des blessures narcissiques. Celles-ci, jusqu’ici du moins, sont au nombre de trois : il y eut celle infligée par Copernic, la terre n’est plus le centre de l’univers, celle produite par Freud, le ‘conscient’ n’est plus le centre de la vie psychique de l’homme, et entre les deux, on a la plus grave, celle dont l’homme ne s’est pas encore remis, et parfois, ne veut toujours pas y croire, causée par Darwin, l’homme n’est plus le centre de la vie. Il n’est qu’un animal comme les autres, un organisme parmi d’autres organismes.

De nos jours, la théorie de la sélection naturelle semble être sur le recul dans beaucoup de pays, et non des moindres, comme aux Etats-Unis, où le ‘créationnisme’ revient en force. Et qu’en est-il dans le nôtre ? Demandez aux Mauriciens ce qu’ils en pensent ; ils viendront pour la plupart avec deux réponses, la première stupide, la seconde, plus méprisante, lâche intellectuellement. Les uns répondront qu’ils n’y croient pas, que c’est Dieu ou les Dieux qui ont fait l’homme, que celui-ci est au-dessus des autres espèces animales et toute la rhétorique habituelle qui va avec. Les autres diront, que oui, ils l’ont étudié à l’école, ils y ‘croient’ (comme si c’était une question de ‘croyance’) mais qu’en dépit de cela, ils considèrent que Dieu(x) existe(nt) et qu’il existe un paradis, un enfer, une morale et autre idées tout aussi farfelues, dignes des contes de fées et qui, au même titre, que les farfadets et les licornes, relèvent de la légende ou des superstitions.

Darwin n’était pas un génie, au sens où on l’entend généralement, c’est-à-dire doté d’un QI monstrueux, mais il était courageux intellectuellement ; il avait ce que Hölderlin appelait le ‘Aussicht’, la vue, cette lucidité  qui, selon le poète René Char, est la blessure la plus proche du soleil. Il a osé aller à contre courant de la pensée religieuse de son époque, lui pour qui la religion n’était qu’une « stratégie tribale de survivance ». Il a fait table rase des valeurs et de la connaissance de son temps pour élaborer une théorie est allé jusqu’au bout de la logique de celle-ci.

Toutefois, aucune connaissance n’est figée dans le marbre et ce ne serait pas faire justice à Darwin que de le ‘déifier’ et ne pas remettre en question ses analyses, ce que malheureusement les scientifiques d’aujourd’hui sont enclins à faire. Sans quoi, on tomberait dans le mal que l’on dénonce, car qu’est-ce que la religion sinon une inclinaison à dogmatiser et essentialiser les hommes et le savoir ?

Aujourd’hui encore, même ceux qui adhèrent aux analyses de Darwin n’en tirent pas toutes les conclusions, la seule qui soit logique : si l’homme est un être naturel, ‘perdu’ dans la sélection naturelle, alors, plus rien n’existe ! il n’y a pas de « droits de l’homme », « d’amour », de « morale » !

On ne pardonnera jamais à Darwin ceci : d’avoir banalisé notre espèce.

MK Sabir

Unforgiven, de Clint Eastwood

« Le mérite n’a rien à voir dedans ». Cette phrase de la scène finale de ce western crépusculaire n’a jamais cessé de me poursuivre depuis la première fois que je l’ai entendue.

Il y a quelque chose de troublant dans une telle affirmation ; quand vous y réfléchissez, un profond sentiment de malaise vous envahit… vous essayez de vous retenir aussi longtemps que possible, comme un pet que vous retiendriez mais finalement ça sort, et l’odeur qui s’en dégage et nauséabonde ! Oui ! Vous vous posez finalement la question : et si c’était vrai ? Et si dans la vie, ce que l’on gagne et ce que l’on perd, bref, ce qui nous arrive, n’avait rien à voir avec ce que l’on mérite.

Les choses passent inéluctablement.
Il n’y a pas de combat entre le bien et le mal. Pas de guerre entre les forces de la lumières et les forces obscures.
Les choses se passent juste. Inéluctablement.

À quoi cela sert-il alors d’être « bon » ? Peut-on seulement être « bon » ? Ou alors, n’est-ce qu’un mot ? un mot parmi donc ? un mot comme un autre mot, un mot qui n’aurait pas plus de valeur que le mot « miel » ou « table » ?

Serait-il possible de vivre une telle vie quand nos notions les plus élémentaires volent en éclats, que la terre de nos valeurs primordiales, celles-là même qui nous ont construites toute notre vie, se dérobe sous nos pieds ?

Ce film réalisé et interprété par Clint Eastwood, avec à ses côtés un tout aussi remarquable Gene Hackman, n’est pas un western. En effet, un western, comme on l’entend au sens classique, possède des codes bien déterminés : l’incarnation de l’ordre (comme la figure de Wyatt Earp), des ennemis définis clairement (les Indiens ou les braqueurs de banques) et un héros qui fait partie intégrante de la nation et qui défend les valeurs morales de celle-ci (John Wayne). Rien de tout cela dans Impitoyable (le titre français du film) !

Dans le film, personne n’est immoral- chacun possède une bonne raison pour agir comme il le fait ; chacun possède sa part d’ombre et sa part d’innocence.

Quand William Munny place le canon de son fusil dans la bouche de Little Bill et que celui-ci le supplie de l’épargner et lui rappelle qu’il est en train de construire sa maison (ce qui émeut encore plus car on a l’image d’un homme qui a un projet et qui ne se contente pas seulement de vivre) et que Munny, qui avoue avoir tué des hommes, des femmes et des enfants et à peu près tout ce qui marchait, lui lance : « le mérite n’a rien avoir dedans », on bascule alors dans un monde nihiliste et on se retrouve face à nous-mêmes, face à nos démons.

La pensée, la vraie, ne peut être qu’impitoyable.

Un thé au Sahara, de Bernardo Bertolucci

Le film le plus sensuel qu’il m’a été donné de voir.

Pour les Occidentaux, c’est la forêt qui est le lieu mystique par excellence (comme en témoigne par exemple un Meister Eckhart), alors que pour les orientaux, c’est le désert.

Depuis Jules et Jim, le triangle amoureux est un thème récurrent au cinéma ; mais le film de Bertolucci prend le dessus sur celui de Truffaut pour deux raisons principalement.

La première, ce sont les grands espaces ! N’oubliez pas, nous sommes au cinéma, et chaque art doit puiser dans tout ce qu’il a à nous offrir. Si vous voulez voir deux personnages dans un lieu clos, n’allez pas dans les salles obscures, allez au théâtre ! C’est aussi une des raisons qui fait de There will be blood (dont nous traiterons ultérieurement sous cette même rubrique) un chef-d’œuvre. La nature, au cinéma, fourni non seulement une profondeur de champ visuel, mais aussi psychologique ; elle occupe, pour ainsi dire, la même fonction que le divan pour le psychanalyste. Elle permet au spectateur de se « laisser aller », de se fondre dans le décor.

La seconde, c’est le nihilisme apparent de Port et Kit Moresby, les deux personnages de l’histoire. Leur voyage est un voyage à travers l’espace mais en même temps à travers l’abîme de leur psychologie. Ils prétendent venir en Afrique pour ressourcer leur couple, mais on comprend vite que ce n’est pas la raison première ; ils répondent en fait à un appel transcendantal irrépressible. Dès qu’ils descendent du bateau, leurs destins ne leur appartiennent plus, ils se fondent dans quelque chose de plus grand qu’eux, en un lieu où l’Orient et l’Afrique se mêlent et où les Occidentaux ne peuvent faire autrement que de se perdre.
Ce voyage initiatique ne leur apprend pas à mieux se connaître, puisqu’il montre au contraire que l’individu s’efface aux confluents des grands espaces.

Depuis Aristote, on nous apprend qu’une bonne histoire est celle où il y a un personnage qui poursuit un but précis. Une bonne histoire, peut-être… mais pas une ‘grande’ histoire ! C’est quand justement les êtres errent telles des âmes en peine que le spectateur se confronte à ses propres doutes et qu’il est alors amené à s’interroger sur sa propre existence et sur la finalité de celle-ci.

Le sexe, dans le film, suit le même schéma que décrit ci-dessus. Les règles formelles attachées au mariage sont dissoutes et diluées une fois qu’ils foulent le désert. Et ils se donnent à l’un et à l’autre uniquement parce qu’ils sont proches l’un de l’autre. La proximité sentimentale n’existe pas, seule la proximité physique compte. C’est la géographie qui dès lors dessine les contours du désir.

Le film n’a aucun message à nous transmettre, ce qui est justement le propre d’une grande œuvre d’art. Le film ne fait que ‘montrer’. Il montre des êtres, qui ne sont plus des ‘individus’ mais des électrons libres, qui sont projetés l’un contre l’autre, puis l’un en dehors de l’autre. On ne déduit rien de leur parcours, sinon justement que c’est un parcours.

Le livre de Paul Bowles porte le titre original de The Sheltering sky… le ciel protecteur ! Ce qui me permet de terminer par ces vers du beau Hölderlin : nous nous tenions têtes nues sous les orages des Dieux.